2008 mars 22

Lycée Réaumur, à Poitiers, le 21 mars 2008 dans le cadre de leur semaine Prévention Routière

Introduction

Il y a 10 ans, j'ai été confronté à un événement banal qui m'a amené à vivre une histoire extraordinaire en me faisant basculer dans un autre monde. Vous allez certainement me trouver bien prétentieux de prendre ainsi la parole pour vous raconter mon histoire mais, c'est bien parce que celle-ci peut arriver à chacun d’entre vous qu'elle vous concerne et m'autorise à vous la conter.

Il était une fois … un homme

I l était une fois, le 18 août 1996. Ce jour-là, j’ai été victime d'un accident de la circulation. Après une très belle journée passée en famille avec des amis au bord du lac d’Aiguebelette, près de Chambéry, il était prévu que j'accompagne mon ami Pascal au départ des parapentes, sur la montagne de l'Epine, afin qu'il puisse survoler ce lieu féerique.

Je l'ai aidé à prendre son envol puis j'ai repris ma moto pour que l'on puisse se retrouver au terrain d'atterrissage des ailes volantes. Au quatrième virage, un malaise m'a fait perdre le contrôle de ma machine et j'ai terminé ma course dans un chemin forestier encombré de pierres. Quelques instants plus tard, je revenais à moi, gisant face contre terre. Je ne pouvais plus bouger bras et jambes, il m'était difficile de respirer.

Ce fut, alors, l'attente. J'étais confiant car, j'entendais quelques véhicules passer sur la route. J'ai crié pour tenter de me manifester, cependant, aucun d'entre eux ne s'est arrêté. Le bruit des moteurs couvrait celui de ma voix. Avec l'arrivée de la nuit, j'ai commencé à avoir peur. À ce moment, j'ai compris qu’il me faudrait lutter très fort pour rester en vie jusqu'au lendemain matin. J'ai dû gérer mon angoisse, mon stress, la peur de ce qui m'arrivait et le froid, en me calmant au mieux pour me mettre en veille et m'économiser pour rester en vie.

J’ai cru que le moment était venu de mourir mais, je n’ai pu m’y résoudre. Qu’allaient devenir Laurence, notre fils Guillaume et le futur bébé ? Quel serait leur devenir si je n’étais plus là ? Quelle perception allaient-ils avoir de mon départ ? Comment leur dire encore que je les aime ? Quel souvenir allais-je leur laisser ? Quelle opinion allaient-ils se faire de ma disparition ? Fuite devant mes responsabilités ? Suicide ? Accident fortuit ? Quel signe faire ou laisser pour que la vérité soit incontestable ? Comment pourrais-je, Laurence, te faire part de ma détermination, de ma lutte et de mon combat, jusqu’à mon dernier souffle, pour rester en vie.

Je suis alors entré dans une espèce d’état second, tout en conservant cette forme de vigilance qui s'avérera déterminante dans ma survie. Les derniers moments de l’aube s’écoulèrent. De toute façon, je n’avais plus la notion du temps.

La lumière du jour apparut avec le lever du soleil.

Il m’a semblé distinguer un visage au-dessus de moi. Je me suis laissé aller à mon épuisement. Par là même, j’ai confié mon sort à ce visage. J'ai été retrouvé près de 12 heures après mon accident. Je crois pouvoir vous dire que j'étais un homme heureux. Comblé sans le savoir vraiment, comme beaucoup d’entre nous. Passionné dans tout ce j’entreprenais, ma vie était belle, ma vie était pleine, ma vie allait vite. J’étais un homme d’action, un homme de décision, un homme de conviction et un homme de position. Pas vraiment le temps de sortir de mes rails ni de regarder les autres, bref ma vie était bien remplie. Je le ressentais jusque dans mes tripes, ce bonheur. Comment vous expliquer que je me sentais, en quelque sorte, invincible, intouchable, inattaquable dans ma sérénité. J’aimais ma femme, j’aimais celui que nous appelions notre « bébé chou », j’aimais mon travail et ma vie de tous les jours. J’aimais mon engagement dans la vie. Ma force de vie était incroyable. Tout m’était envisageable et me paraissait accessible. Je crois que l’on enviait mon enthousiasme, ma foi en l’homme, ma foi en l’avenir et ma foi en la vie. Mes fils, j’espère être capable de vous transmettre cette énergie et cette foi. Lorsque ceci sera achevé, j’aurai, je crois, accompli mon rôle de père.

Un peu plus tard, je me suis réveillé dans une chambre d'hôpital. Petit à petit, je reconstituai ce qui s'était déroulé. J’étais extrêmement fatigué. J’ai commencé, alors, à reconnaître les miens qui venaient me rendre visite. C'était encore si confus dans ma tête.

Mes périodes d'éveil deviennent de plus en plus longues. C'est la cinquième vertèbre cervicale qui s'est brisée lors de l'accident. Elle a provoqué une importante lésion de la moelle épinière entraînant ma tétraplégie. Je suis un survivant en état de mort imminente. La situation est tellement grave que je suis transféré à l'hôpital de la Croix Rousse à Lyon où il y a un service spécialisé très pointu pour les détresses respiratoires. J’y fais la connaissance de Bernard, kinésithérapeute, qui m’y prend en charge. Ce grand gaillard extraordinaire va permettre mon rétablissement physique. En cette fin d'année 1996, il va s'opposer aux médecins qui veulent m'opérer pour enlever la base de mon poumon gauche. Après trois semaines de travail acharné, j’ai enfin pu respirer mieux et mon poumon a été sauvé. Avec lui, j'ai également appris à m'asseoir dans mon lit, puis dans un fauteuil. Cela va me permettre d'aller à la rencontre de mon fils Lucas qui est né le 13 janvier 1997. Fin mars, ma femme Laurence me quitte. C’est ma mère qui a appris à Lucas à me dire « papa ». Puis, en avril, ce furent les retrouvailles avec Guillaume. Moment ô combien émouvant. Au loin, il m’a reconnu et s'est écrié : « papa, papa, papa ! »... J’étais enveloppé dans un drap jaune pour cacher ce corps qui ne répondait plus. Nous avons échangé un baiser. Quel bonheur !

J'avais emprunté un tunnel bien étroit et bien sombre, dont je ne voyais pas l'issue, moi qui étais et suis toujours un claustrophobe avéré. Alors je fermais les yeux pour fuir ce douloureux présent et j'imaginais un univers qui me permette, en quelque sorte, de temporiser. Pour m'évader de toute cette horreur, souvent la nuit, je reprenais la moto, le VTT, les escapades en montagne ou bien les skis et je m'offrais des heures de bonheur. Elles en étaient d'autant meilleures qu'elles étaient volées à un environnement quotidien si difficile à supporter. Je rentrais, malgré moi, au petit matin et j'avais bien souvent juste le temps de ranger mes affaires dans le placard avant le passage de l'infirmière.

Je suis maintenant dans une réalité bien sévère et, je n'en n'imagine qu'un morceau. Certes, le milieu clos de l'hôpital m'a protégé et c'était plus que vraisemblablement nécessaire, mais quels manques cela a-t-il créés ? Il y a des parenthèses forcées dont je me passerais bien volontiers. Je ne commence pas encore à mesurer ce que je suis devenu.

À ce moment-là, je n'ai pas d'impression sur ce changement radical de ma vie que représente ma tétraplégie : mon corps est simplement inerte et ne me rappelle pas encore sa présence par d'insoutenables douleurs. Je suis à la fois effrayé et curieux de cette nouvelle perception du monde. A ce moment-là, même si je ne savais de quoi demain serait fait, je me doutais qu’il serait nécessaire de produire un certain effort en me soumettant à un nouvel apprentissage dont je n’imaginais, fort heureusement, ni la difficulté, ni la durée. Cet effort allait être cependant nécessaire pour réintégrer une vie ordinaire. Deux questions revenaient sans cesse à mon esprit : que vais-je devenir, qui vais-je devenir ?

C’est complètement désemparé, angoissé et complètement déstructuré que j’ai débuté mes entretiens avec Michelle, psychologue. Ma situation me demande trop d'énergie et je n'en ai plus. Je n'ai pourtant pas envie de me laisser aller à mourir mais je ne sais pas comment faire plus. Je suis au bout de quelque chose et je ne vois pas ce qu'il peut y avoir après. Ce mélange de torture (souffrance ?) à la fois physique et mentale est difficile, vraiment trop dur à vivre. Michelle a commencé à m'aider à faire le tri dans tout ce que j'exprimais. Patiemment, entretien après entretien, elle a pu commencer à me faire entrevoir qu'il pouvait y avoir une issue au tunnel que j'avais emprunté. Je crois, en fait, qu’il faut réussir une espèce d’alchimie entre l’espoir et la vision d’un retour à la vie ordinaire. C’est ce à quoi il m’a fallu parvenir pour me remobiliser sur un nouveau projet de vie. Même si cela paraît très simple de faire germer l'idée d'un espoir de retour à la vie ordinaire, il faut cependant tout le talent d’une personne de métier et d’expérience, certes, mais également dotée d’une personnalité exceptionnelle.

Après avoir vécu treize mois dans des services de réanimation et de soins intensifs (c’est très long.. trachéotomie, respiration artificielle) ce fut le moment du départ vers le centre de réadaptation de Sainte Foy l’Argentière.

Même si Bernard, ce si merveilleux kiné qui avait cru en moi depuis le départ, en raison du cri, de la main tendue, de l’appel, de la souffrance, de la volonté… au fond de mon regard, m’avait affûté pour que je sois prêt à y bondir hors des starting-blocks, c’était une étape périlleuse, en raison de ma grande fragilité pulmonaire. Je découvrais une autre vie. J’étais moins souvent alité. En plus des activités avec les kinés, j’ai commencé à en pratiquer d’autres avec un ergothérapeute. C’est ainsi que l’on me présenta un ordinateur. J’ai écrit ma première lettre en cette fin d’année 1997. Le médecin qui s’occupait de moi me fit rentrer « chez moi » pour Noël. Ce fut une catastrophe. Les deux heures et demie de voyage ont eu raison de mes forces. J’étais épuisé. Ces deux jours et demi ont été un calvaire tant pour les miens que pour moi. J’avais perdu ma place visible, apparente, ordinaire, ou tout simplement physique, au sein de ma maison. J’étais réduit à mon rôle de blessé, celui qui est à l’hôpital mais qui n’est plus à la maison. D’ailleurs ai-je reconnu vraiment ces murs qui m’avaient fait tant transpirer ?

En juin 1998 on me découvre une fistule entre œsophage et trachée. C’est le passage, maintes fois répété des sondes d’aspiration qui a provoqué cette lésion. Ce fut le retour dans un service de réanimation où l’on annonça, à mon entourage ma fin imminente et inéluctable. Ce fut alors le défilé de ma famille et de mes proches. Contre toute attente, j’intégrai le centre de réadaptation Mangini à Hauteville sur Lompnes, trois mois plus tard. J’ai recommencé à m’alimenter au début de l’année 1999. J’étais, durant cette période, à nouveau nourri par une machine. J’ai beaucoup travaillé avec kinés et ergos. Je préparais ma sortie. Mes parents ont fait un boulot fantastique. Le 1er avril je me suis fait opérer pour fermer le trou béant laissé par l’enlèvement de ma canule en ce début d’année. Je retrouvai ma voix, ma vraie voix comme avant. Le 26 mai fut l’occasion de mon premier repas au restaurant. J’avais organisé cette petite fête pour remercier les kinés et les ergos.

Durant l’été, j’ai séjourné trois semaines dans notre maison de Loisieux, en Savoie.

Après l’espoir suscité par les résultats encourageants d’un travail acharné et forcené, guidé par Michelle et Bernard, à l’hôpital de la Croix Rousse, je sombre dans le plus profond des désespoirs lors de mon passage obligé dans ces deux centres de réadaptation. Putain de vie collective dans ces rafiots rassemblant des gens cassés, paniqués, broyés, perdus, usés, désabusés, repliés sur eux-mêmes et attendant désespérément un lendemain qui chante ou, parfois, n’attendant même plus rien. Personne, non, personne ne peut imaginer ni la souffrance ni la désespérance de la vie à bord de ces navires. Quelle tristesse ! Nous sommes tous plongés dans notre individualité de douleur, de solitude, de souffrance, de remise en question et de manque affectif. C’est le radeau de la Méduse à l’échelle d’une Société et non plus à celle d’un trois-mâts. Devenir tétraplégique m’aurait été tellement moins difficile s’il n’y avait eu ce passage obligé dans ces établissements où j’ai été contraint d’attendre le rythme des autres pour apprendre à mener une parodie de vie au rabais, pris au piège de ma dépendance. Nous y étions à l’abri de cette Société à laquelle nous appartenions tous et dont nous sommes maintenant exclus. Nous connaissons tous le précieux adage : pour vivre heureux, vivons cachés. Mais lorsque l’on devient handicapé, c’est la Société qui nous cache pour ne pas avoir sous ses yeux ces exclus que nous sommes devenus et qu’elle a produit.

Toujours faire la queue, attendre, attendre encore. Pourquoi le personnel est-il toujours si peu nombreux. C’est encore une question de rentabilité. Je joue ma vie en tentant de construire un « après » et l’on m’oppose une notion de rentabilité.

Lorsque l'homme devient « patient », pourquoi les structures de soins ou assimilées lui imposent-elles une vie encore plus au rabais chaque week-end sous le délicieux prétexte qu'il s'agit d'un week-end et que le week-end, il y a moins de personnel ?

Même si je m’étais battu comme un forcené pour ne pas mourir la nuit de l’accident, si l’on m’avait raconté alors la difficulté et la longueur de mon parcours de rétablissement, je ne sais si je n’aurais pas alors été tenté par le chant des sirènes ? Aurait-on pu alors m’en vouloir de choisir la voie de la facilité ? Mais, est-ce facile de décider de mourir ? Même quand tout semble perdu ? N’est-ce pas manquer, momentanément alors, d’une partie de ses capacités de distinction car un raisonnement d’homme permet-il d’accéder volontairement à la mort ? Je me pose, aujourd’hui, toujours la question sans parvenir vraiment à y répondre. Peut-être puis-je comprendre des personnes très âgées, qui, trop en décalage avec la vie préfèrent partir de leur propre volonté car ce n’est pas facile de vivre à côté de notre Société. J’en veux pour preuve la quantité d’efforts à fournir pour y refaire sa place en tant que personne handicapée. Je comprends aussi des personnes comme Vincent Humbert. Quel type d’espoir de vie aurait-il pu avoir ? Sous condition d’une vision d’un « après l’accident », la vie, même mutilée, peut s’imaginer et se construire. Après, seulement après, je me suis rendu compte qu’elle valait le coup d’être vécue. Cependant, il persiste des jours bien difficiles où l’horizon se bouche de façon inquiétante. Alors, affronter ou ne pas affronter, est-ce alors le vrai courage ou une simple faiblesse plus ou moins consciente ? Non, la vie ne doit pas se réduire à un épisode de consommation entre une naissance trop souvent mise en scène, et une fin programmée.

J'ai commencé à préparer mon retour à la vie ordinaire dès le début de l'année 1999. C'est comme cela que j'ai découvert que l'informatique serait un moyen indispensable à une personne handicapée comme moi.

Le 3 novembre je suis arrivé à Poitiers après une heure de vol depuis Lyon. J'ai pu alors découvrir l'appartement que mes parents avaient longuement cherché, puis déniché pour moi. C'était un petit trois pièces. Dans la première chambre il y a un lit médicalisé. Dans la seconde un matelas par terre pour l’auxiliaire de vie, dans la cuisine le vieux réfrigérateur laissé par la propriétaire précédente et le camping gaz que mes parents me prêtaient. Pour finir, dans le séjour, mon ordinateur, mon canapé et un tas de cartons dans lesquels avaient été entassées mes affaires personnelles. C'est dans ce contexte matériel que je vais reprendre le cours de ma vie, à trente-sept ans.

Maintenant mon état de santé est très satisfaisant. Mille fois merci à celles et ceux qui m’ont permis d’être là aujourd’hui. Cet évènement m’a beaucoup fatigué physiquement. Le fait de perdre mon corps, même s’il m’a transformé, ne fait pas de moi un « sous-homme », ni pour autant un « surhomme ». Aujourd’hui je me pose encore beaucoup de questions. Je revendique mon statut d’homme et non pas celui d’une personne dite en situation de handicap. On dit de moi que j’ai réussi mon « come back ». Pour moi, il ne pouvait en être autrement.

J'ai envie de tout. J’ai envie de rattraper le temps perdu. Je suis à nouveau gourmand de la vie. Cependant, l’horloge de ma vie tourne bien trop rapidement.

Ce que je vis depuis dix ans maintenant, me donne à comprendre beaucoup de choses sur le fonctionnement de notre Société qui, insuffisamment adaptée, me renvoie à un statut d’handicapé devant adopter une vie au rabais. Je me bats de toutes mes forces pour ne pas la quitter, pour qu’elle ne me lâche pas, pour que nous gardions, elle et moi un lien acceptable.

Maintenant que vous savez combien il est difficile de devenir une personne handicapée, je vous invite à réfléchir sur la prise de risque, spécialement en ce qui concerne la conduite routière. Mettez toujours dans la balance ce que je viens de vous dire.

Sachez écouter, voir, sentir, toucher, penser, analyser, réfléchir, puis parler avec votre cœur. Sachez vous respecter et vous aimer les uns les autres et sachez vous respecter et vous aimer vous-même.

Je vous remercie de votre écoute et de votre attention.