2008 nov. 30

"L'handicapé est-il un homme ?" Ma conférence dans le cadre de la journée "violences et vulnérabilité" de la Ligue Régionale des Droits de l'homme à Niort le 29 novembre 2008

L’handicapé est-il un homme ?

Le 18 août 1996, j’ai été victime d'un accident de la circulation qui m’a rendu tétraplégique. En un instant, je suis devenu un être immobile, prisonnier de sa dépendance. Après un parcours hospitalier et de réadaptation de plus de trois ans, j’ai décidé de reprendre, comme si de rien n’était, le cours de ma vie. Le tableau n’était guère brillant : j’avais 37 ans et je me retrouvais comme un nouveau-né. Je ne savais plus rien, ou si peu. Qu’allais-je devenir, qui allais-je devenir ? J’étais devenu un handicapé et j’allais devoir apprendre à vivre ce que je n’aurais jamais pu imaginer. Le vendredi 5 décembre 1999, vers 16 heures, j’entrais dans ce petit trois- pièces de la rue St-Vincent de Paul à Poitiers. Il devenait mon nouveau chez moi, ma femme Laurence m’ayant exclu de sa vie, et de notre maison de Loisieux. Que cela paraît petit, un trois pièces après avoir vécu dans une grande maison ! Dans ma chambre, un lit médicalisé, dans la seconde, un matelas à même le sol pour l’auxiliaire de vie et dans la cuisine, le vieux réfrigérateur laissé par la propriétaire précédente à côté du camping gaz prêté par mes parents. Dans le séjour, des cartons contenant mes effets personnels et mon ordinateur. Voilà à quoi se résumaient les 37 premières années de ma vie, mais le temps n’était pas aux lamentations. Je devais profiter de ma « liberté retrouvée » et réussir mon installation. Après une nuit sans véritable sommeil et peuplée d’inquiétudes et de questionnements, je découvrais ce qui allait devenir le rituel du matin : petit-déjeuner, évacuation des selles, rasage, toilette, habillage et enfin mise au fauteuil.

Après cela, et seulement après cela, je pouvais me mettre au travail : tant de choses à faire pour reprendre ma place, me réinstaller, petit à petit, dans ma vie ou plutôt ce qu’il en restait. Mais j’allais apprendre à mes dépens que lorsque l’on devient handicapé, la Société nous cache pour ne pas avoir sous les yeux les exclus que nous sommes devenus et qu’elle a produit.

Ainsi, chaque petit gain d’autonomie s’est fait au prix de combats homériques mettant en jeu ma santé et ma capacité vitale, que ce soit pour améliorer ma vie quotidienne ou la qualité des soins. Je suis souvent allé au-delà de ce qui était établi ou convenu voir autorisé à une personne handicapée, et je crois que ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir récupéré et imposé ma signature, y compris sur ma carte d’identité.

Ce que je vis depuis bientôt neuf ans maintenant, me donne à comprendre beaucoup de choses, et notamment comme je vous l’ai brutalement assené dans le titre de mon intervention, que le handicap est d’abord un facteur d’exclusion.

Dans une société qui ne juge que par l’apparence, le clinquant, la vitesse et le superficiel, la personne handicapée est « hors norme ». Or c’est justement parce que le handicap est l’antithèse de ce modèle qu’il mérite toute notre attention. Ecole de la sincérité, du courage, de la volonté, de la détermination, de l’acceptation de soi, de ses limites, du respect de l’autre, de l’écoute et de l’attention, une plus grande participation des personnes handicapées à la vie de la cité permettrait à notre société de trouver davantage de solutions astucieuses aux problèmes dans lesquels elle est embourbée. Grâce à leur force de vie, leurs capacités mentales et leur entourage, quelques personnes handicapées vont réussir à se retrousser les manches et essayer d’exister, mais la très grande majorité ne pourra le faire. Pourquoi ? Il est légitime de se poser la question : comment, lorsque l’on a tout perdu : indépendance, travail, vie de couple, enfants, confiance en soi, image de soi, estime de soi, amis, lien social, etc., parvenir à rassembler ses forces pour se reconstruire et rebondir ?

Tout d’abord, l’image de soi. Cela a commencé par la mise à la poubelle des joggings obligatoires portés dans les centres de réadaptation. Pour revendiquer mon statut d’homme je devais à nouveau ressembler à un homme. J’étais simplement devenu l’occupant d’un fauteuil. Ainsi, je ne faisais pas trop « handicapé », ou tout du moins une chose encore acceptable aux yeux de tous. Ensuite, vivre le plus normalement possible en repoussant hors de ma journée de travail (c’est-à-dire, tôt le matin) tout ce qui m’était imposé par le handicap.

Dans son livre Mon utopie le Professeur Albert Jacquard a écrit une très jolie phrase que je reprends bien souvent, non pour me l’approprier, mais pour rappeler l’importance de ce message : « laissez-moi devenir celui que j’ai envie d’être ». Handicapé, il faut avoir un sacré mental et un culot monstre pour partir à la recherche de celui que l’on voudrait être. Pourquoi j’emploie ce mot recherche ? Tout simplement parce que j’aurais tellement aimé revenir au passé en rembobinant ce mauvais film dans lequel la vie me fait jouer ce rôle d’handicapé. Reprendre ma place, voilà ce qui m’importe, et croyez-moi, il faut avoir une bonne dose de folie pour nourrir ce rêve. Pour prendre pied dans une vie d’handicapé, il faut construire son identité en prenant sa source dans le passé tout en étant capable de se confronter au présent. En effet, on a bien besoin de s’appuyer sur celui que l’on a été, sur son image profonde, reflet de ses valeurs fondamentales, pour en tirer quelques forces. Ce chemin est impossible à parcourir tout seul, et comme il est absolument nécessaire d’apporter une aide solide aux personnes traumatisées dans des accidents collectifs médiatisés, il est « amusant » que pour les personnes handicapées, on « oublie » cet aspect des choses… trop coûteux peut être ?

J’affirme que le soutien psychologique est primordial dans le cas de l’acquisition d’un handicap majeur. Il n’est pas le garant de la réussite du « refaire surface » de la personne handicapée, mais il en est l’un des maillons indispensables. De plus, ce soutien psychologique ne doit pas être réservé à la personne handicapée. Il doit être étendu à son entourage, je pense en particulier aux équipes médicales, à la famille, puis aux auxiliaires de vie. Que dire ensuite de la réadaptation, mot pourtant riche de promesses. Mais là, tout dépend du lieu où elle sera effectuée. Trop souvent, pour une personne hémiplégique, par exemple, elle se résume à pouvoir à nouveau se déplacer pour faire sa toilette, s’habiller et s’alimenter. Est-ce suffisant pour lâcher cet hémiplégique dans la rue ? Où est le véritable apprentissage de l’autonomie ? Cette lacune nous a conduits à mettre en chantier un groupe de travail dont la mission est d’analyser ce que doit être la réadaptation aujourd’hui, pour appliquer ces concepts dans tous les centres de réadaptation. Pour vivre libre chez moi, la première chose à faire a été de constituer l’équipe qui allait m’accompagner dans ma vie quotidienne. Trouver tout d’abord les auxiliaires de vie, puis un cabinet d’infirmières libérales, ensuite un cabinet de kinésithérapeutes, mais aussi un médecin, tous ces protagonistes devant être à la hauteur de leurs tâches respectives car tous ces professionnels ne possèdent pas nécessairement le niveau de connaissances requis par ma pathologie. C’est un labeur difficile, si difficile même qu’il en est souvent impossible. Imaginez coordonner ce qui ne peut pas l’être, et vous commencerez à toucher du doigt l’immensité du travail que cela représente. J’ai employé le présent car la recherche d’auxiliaire de vie est mon labeur quotidien. J’ai réussi à fidéliser un poste, Sébastien, à qui je rends hommage et remercie de m’accompagner dans cette aventure depuis déjà huit années. Les auxiliaires de vie, c’est une longue histoire. C’était pourtant le maillon indispensable pour satisfaire cette envie de vivre chez moi, libre, à mon rythme, sans dépendre des autres, sans faire la queue, sans attendre, attendre et attendre encore. J’avais soif de la Vie, une soif inextinguible, et pour cela, j’étais prêt à tous les sacrifices, prêt à prendre tous les risques… même celui de mourir encore. Et pourtant il fallait assumer la charge financière des salaires, des cotisations Urssaf, des frais de gestion de la Mutualité française, des médicaments partiellement ou non remboursés, du matériel médical et des transformations de mon logement. Tout cela eut raison de mes possibilités financières, même si en tant que particulier employeur, j’étais généreusement dispensé des cotisations patronales. Je vous laisse imaginer la vie minimaliste, voire monacale qui s’imposait à moi. De toute façon, je n’avais pas le temps de consommer. Ma vie était consacrée au travail et à gérer mon état de santé dans un équilibre si précaire. Jusqu’au mois de mai 2001, j’ai vécu au rythme des attaques infectieuses liées à mes problèmes de fistule à l’œsophage, à l’abri de ma serviette éponge qui me permettait de ne pas être gêné par l’intense transpiration qui coulait des pores de ma tète, pour pouvoir continuer à suivre des yeux ce que j’écrivais sur mon ordinateur. Je me levais le matin pour m’installer derrière ma machine et ne la quitter que pour les repas et pour la nuit. Et pourtant combien de fois il m’aurait été utile de noter bien des idées nocturnes.

C’est ainsi que j’ai rapatrié mon dossier de sécurité sociale, ouvert un compte en banque, rétabli ma situation vis-à-vis des impôts, géré les travaux dans mon appartement, organisé la fête du 9 septembre 2000, transféré toutes les données qui me restaient pour mon ancien employeur, réalisé quelques traductions techniques pour améliorer le quotidien, fait mes débuts de militant dans le milieu associatif du handicap, participé aux premières réunions publiques concernant le handicap, lancé notre association, et au sommet de tout cela commencé le long travail de ré apprivoisement de mes enfants…

Quand je pense à nouveau à ces très jeunes filles qui ont accompagné mes premiers pas à Poitiers, je réalise que cette situation était vraiment précaire. L’une était fraîchement diplômée de son BEP carrières sanitaires et sociales, et l’autre, de peu d’années son aînée était déjà très expérimentée dans l’accompagnement de personnes âgées. Malgré leur bonne volonté, c’était insuffisant pour mener à bien une tâche aussi délicate, difficile et complexe à la fois. A cet instant, qui aurait pu définir l’accompagnement me convenant le mieux ? Même moi, pourtant au cœur du problème, j’en aurais été bien incapable. Alors comment cela pouvait-il fonctionner à terme. En suis-je le seul responsable ? J’ai alors découvert la joie du recrutement. C’est ce qui m’a amené à me pencher sur cette première partie de ma vie d’handicapé. Non seulement il fallait réunir des compétences administratives, comptables et techniques, mais de surcroît y ajouter des compétences en gestion des ressources humaines.

Tout cela au sein du même bonhomme qui, simultanément apprend à vivre handicapé. Même si le quotidien d’un cadre, aujourd’hui demande beaucoup de compétences et d’énergie, on sous-estime peut-être la difficulté que cela représente. Est-ce bien sérieux ? C’est pourquoi aujourd’hui je suis vacataire pour des formations professionnelles.

Enrichir l’équipe par les professions libérales que j’ai citée précédemment revêt à la fois d’une opiniâtre recherche, de l’exploit et de la chance. Il va me falloir attendre douze années après l’accident pour ne plus avoir d’escarre, après une reprise en mains par l’équipe du Ssiad du Ccas de Poitiers et des infirmières de choc, Martine et Michèle. J’aimerais aussi vous parler d’accessibilité. Comment une personne handicapée pourrait-elle participer à une société à laquelle elle n’aurait pas intégralement accès ? C’est un élément fondamental de la chaîne du lien social. Je l’entends tout d’abord sur un plan physique. Bien sûr, cela s’améliore peu à peu, mais la tâche est encore considérable et elle se fait au prix d’un investissement sans précédent des personnes handicapées, notamment, aux commissions d’accessibilité dans lesquelles le combat reste difficile tant souvent sont mises en avant des considérations financières et de respect du patrimoine. Les résultats sont parfois obtenus de haute lutte, comme cet ascenseur de l’Hôtel de Ville de Poitiers, où malgré les demandes répétées des associations de personnes à mobilité réduite, il avait fallu un coup d’éclat médiatique lors du premier tour des élections présidentielles le 22 avril 2002. Le dit ascenseur a été mis en service l’année suivante. Aujourd’hui, la loi du 11 février 2005 permet une amélioration certaine avec l’obligation d’accès à tout pour tous pour le début de l’année 2015, la mise en place des MDPH et de la PCH. Il faudra cependant rester très attentif aux dérogations.

Pour assurer une continuité de l’accessibilité, il faut bien sûr évoquer l’accès aux transports. Aujourd’hui, c’est bien souvent le déplacement de courte distance qui pose le plus de problème. 158 € pour faire 25 kms, allers et retours dans un utilitaire ! L’absence de concurrence peut-être ? Etant tétraplégique, les voyages en TGV se font à l’étroit, sauf sur les nouvelles rames (et je me mets à penser que si la loi de 1975 avait connu une complète application on n’aurait pas eu besoin de celle de 2005, mais c’est compliquer d’imaginer vivre au futur en utilisant le passé. Demain, si je serais plus handicapé… c’est beau on dirait presque du JC Van Damme). Mais revenons à nos moutons, je ne vais pas vous faire sa théorie de la Relativité, je suis handicapé… Les voyages en avion ne me sont pas encore autorisés en raison des dimensions trop généreuses de mon fauteuil. Je suis tétraplégique et le fauteuil d’un tétra, c’est volumineux. Je ne peux résister au désir de vous conter un autre détail de mon existence handicapée : celui de « mon » divorce et des JAF (juge aux affaires familiales). Le premier jugement eut lieu à mon domicile, le tribunal n’étant pas accessible. J’avais voulu un divorce à l’amiable car j’avais admis que Laurence ne veuille pas finir ses jours avec un handicapé. Le second jugement eut lieu à Chambéry (département de résidence des enfants) et j’ai le sentiment qu’en plus des aspects financiers, on a considéré que, devenu handicapé, je n’étais plus capable d’assumer mon rôle de père. En raison de notre éloignement géographique, je ne vois plus mes enfants que cinq fois par an. Un mois l’été, à la Toussaint, une semaine pendant les vacances de Noël, une pendant celles de février et une pendant celles de Pâques.

Au fil du temps, j’ai compris que j’allais progressivement perdre contact avec mes enfants. Pourtant, ils étaient bien le Fruit du Désir que leur mère eut pour moi, et vice-versa, mais, cela c’était du passé. Même si ma mère me rappelle sans cesse pour me soutenir « continue à les aimer et sois patient » ! Je trouve cela dur à vivre. Mes enfants me manquent. Guillaume et Lucas, je vous aime. Voici quelques exemples de ces insuffisances qui ne permettent pas aux personnes handicapées de retrouver leur place au sein de leur famille, au sein du cercle de leurs proches, de leurs connaissances, du monde du travail et de notre Société. Le parcours du handicap est une véritable machine à exclure et pourtant les personnes qui l’ont pensé ont certainement voulu bien faire. Mais le défaut de coordination aboutit à cette exclusion, grave violence faite aux personnes handicapées. Notre société n’est pas tendre avec les handicapés puisqu'elle ne les regarde pas véritablement comme des hommes ! Il y a urgence à changer quelque chose dans ce monde, je sais que cela prendra du temps, et le temps, je n’en ai guère, surtout si les obstacles s’amoncellent... En conclusion, je pourrai vous dire que l’handicapé est quelqu’un à qui il est arrivé quelque chose... Je vous souhaite à toutes et à tous qu’il vous arrive quelque chose, même trois fois rien, car comme disait Raymond Devos, 3 fois rien c’est déjà quelque chose. Je vous remercie d’être là, aujourd’hui car dans ces circonstances, l’homme a encore plus besoin d’être défendu. Je vous remercie de votre attention.

Commentaires

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Le vendredi 17 juin 2022, 11:13 par takipci hilesi